Tour d’ivoire
Drôle de langue qui vient associer l’ivoire à la tour, cet espace qui permet de monter au-dessus du niveau des mers pour accéder à de plus larges horizons. Mais pourquoi ivoire ? Pourquoi pas tour d’or, d’argent ou de platine ? Pourquoi une tour faite de défenses d’éléphant, ce gros pachyderme qui en impose physiquement avant d’imposer sur d’autres plans, idées, idéal, ou politique ?
Pourquoi tour d’ivoire, si ce n’est pour se défendre de ce qui existe dans d’autres contrées qui ne s’attachent pas uniquement à ce qui paraît, mais aussi aux sphères subtiles des causes imprégnant les tours de conscience ? Ces seules tours sans murs qui incitent à questionner en permanence le vivant pour éviter d’être leurré par l’apparence et la logique de l’instant.
Tour d’ivoire, tour de protection, tour de défense pour n’avoir pas à interroger les sacro-saintes idées que l’on se fait sur le monde et la façon de le gouverner. À trop s’isoler, à trop baigner dans un paysage en imaginant qu’il est décor avant d’être essence, on se coupe ; on se coupe d’autres, différents ; on se coupe du débat d’idées ; on se coupe d’une créativité ; on s’arc-boute sur les frontières de nos visions et l’on déclare la guerre à tous les mécréants qui osent faire entendre une voix différente.
Mais quelle brutalité que de dénier à l’autre son droit à la différence ! Quelle brutalité que de lui interdire l’accès à certains territoires ! Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, prôné par le droit international ; le droit des individus à disposer d’eux-mêmes disparaît devant la logique d’un tsunami sanitaire.
« Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt », dit un proverbe chinois ; et nous voilà à montrer du doigt, celles et ceux qui ne répondent pas au doigt et à l’œil aux injonctions pas toujours sages des éditeurs de lois.
Dans ce nouveau monde de brutes, l’affirmation d’une vision justifie d’imposer des devoirs sans tolérer la moindre opposition. Au piquet, les rebelles, les récalcitrants, les effrontés et les ignares ! C’est la nouvelle norme éducative, car quoi de plus normal que d’adhérer à des normes pour se reconnaître entre soi, entre bien-pensants, entre justiciers fervents défenseurs d’un point de vue unique ? Quoi de plus normal que d’accepter benoîtement de se soumettre avec gratitude et obéissance à ce que d’autres, plus avertis, plus responsables, plus visionnaires, plus conséquents décident pour le bien commun, sans imaginer un seul instant qu’ils pourraient se tromper.
Voilà une façon qui, sous couvert des meilleures intentions, ressemble à un autoritarisme qui confisque la parole et le droit de défendre ses idées à une part de la population. Une frange minoritaire n’a plus le droit de penser et d’agir différemment de celle que le pouvoir exige. Incroyable ! nous nous indignons de l’idéologie des talibans qui refusent aux femmes leur liberté, mais nous voilà au pays des droits de l’homme et du citoyen (n’oublions pas le citoyen !) pris en flagrant délit d’exclusion vis-à-vis des infâmes qui n’adhèrent pas à la parole d’état.
L’abolition de la peine de mort a été une avancée sociale, mais la mort des idées, le fait d’étouffer toute parole, toute pensée, toute action, qui sans faire la guerre, cherche malgré tout à exister, fait sacrément mal à la démocratie. Une tour d’ivoire s’est élevée pour crier haut et fort, une vérité unique qui vient museler bon nombre de concitoyens.
Le droit de penser par soi-même était une avancée certaine ; la reconnaissance du droit à l’erreur découvrait une autre approche de l’évolution en donnant à l’apprentissage par l’expérience, une place de choix.
Le devoir de faire progresser la vérité revient à tous, aux majorités comme aux minorités. Derrière les faits, il est des principes ; défendons-les avant d’adhérer aux solutions factuelles pour tenter, à notre tour d’y voir plus clair !